Yann et Thibaut (Falling Down Compilation)


La sortie d'une compilation Falling Down est toujours synonyme de qualité et de découvertes, bonnes ou mauvaises, mais toujours en nous donnant matière à réfléchir. La "IIV" rentre plus que jamais dans cette multiplication de questionnements sur soi, sur la musique, sur la passion. Désireux d'en savoir plus sur la vision des créateurs, Yann et Thibaut, une interview était plus que nécessaire pour mettre en lumière des points de vue convergents et divergents, toujours voués à l'amour du quatrième art.


 Salut, pouvez-vous nous expliquer la genèse des compilations Falling Down ?

Yann : « C'est nécessaire, donc c'est possible. ». Et l'on peut ajouter : si c'était facile, ce ne serait guère nécessaire.

À l’heure où la crise du disque persiste, vous misez essentiellement sur un support physique. Pourquoi ne pas avoir intégré le choix du numérique dans votre projet ?

Y. : Je crois que cette question pourrait, dans une certaine mesure, être capable de me vexer. Voici ce que j'en pense :
Je pourrais me lancer dans une longue diatribe contre le progrès technique, et a fortiori contre l'Internet. Je pourrais rappeler une évidence : que pour juger de celui-ci, il faut évidemment prendre en compte ce qu'il nous apporte, mais également, et c'est un point fréquemment omis me semble-t-il, avoir à l'esprit de quoi il nous prive. Je pourrais lister quelques unes de ces privations, et constater à quel point notre présent est regrettable. Je pourrais.
Nous sommes comme ainsi dire d'un autre temps, d'une autre époque. Nous ne sommes pas distraits. Nous ne souhaitons pas participer à cette folle décadence. Et le choix du numérique en est un parfait exemple.

Pour cette compilation, vous proposez de la musique, un visuel et aussi de la lecture. Qu’est ce qui a justifié les choix des auteurs et des extraits dans le livret ?

T. : Qu'est ce qui peut justifier de mépriser l'horreur ? Le monde et les hommes. D'une clarté translucide qui devrait être critère de vie ou de mort (et ainsi, respirer serait plus aisé).

Y. : Le choix des auteurs n'était pas évident, et une fois fixé, celui des passages à retenir encore plus. Dans les grandes lignes, nous sommes sur la même longueur d'onde avec Thibaut. Dans les petites, et même entre elles, nous pouvons diverger foncièrement. Il fallait trouver un accord, et nous n'en sommes même pas venus aux poings.

D’après vous, pourquoi les groupes ont-ils joués le jeu de proposer, pour la plupart, des morceaux inédits ?

Y. : Il ne me semble pas inutile de préciser que tous les groupes présents sur ce volume IIV ont participé avec un morceau inédit, dont une grande majorité a été composé et enregistré spécialement pour l'occasion, pour cette raison que ceux qui n'y se sont pas tenus ont été gentiment remerciés, sans doute par manque d'intérêt de notre part. Nous n'avons pas souhaité imposer cette contrainte aux groupes participants au cd supplémentaire de la .endless edition, même si, au final, nous avons eu le plaisir de sortir, là encore, des morceaux inédits ou en avant-première.
Disons que... nous ne blaguons pas. Il y a maintenant plus d'un an, avant même d'envoyer le premier mail d'une série immensément longue, nous étions plus qu'en accord, Thibaut et moi-même, sur le fait de s'imposer cette exigence de proposer... quelque chose, de sang pour sang inédit. Produire de la musique est une occupation qui date de plus de 5 ans en ce qui nous concerne, nous sommes âgés de 24 ans, je crois qu'il est normal au fil du temps de relever constamment notre niveau d'exigence, d'ailleurs pour l'évidente raison que, désormais, nous pouvons nous le permettre. Lorsque nous avons commencé, nous n'avions aucune connaissance dans ce domaine. J'insiste, mais aucune. Nous étions de jeunes individus sortants de nul part.
Je suppose que ce n'est à présent plus vraiment le cas. Les musiciens que nous respectons commencent à nous connaître, à être en accord avec la ligne directrice de ce projet. Je suppose qu'ils respectent également notre choix de (vouloir) ne proposer que du matériel inédit, et qu'ils estiment intéressant de nous faire confiance (nombreux sont ceux qui ont reçus un exemplaire du volume précédent afin qu'ils puissent réaliser ô combien nous prenons cette entreprise au sérieux). Oui, nous ne blaguons plus.   

T. : Ils ont sans doute pensé, à raison, que la majorité presque totale de l'intérêt d'un tel projet était là, et que celui-ci pouvait être d'une qualité suffisamment appréciable, à la vue du parcours accompli. Et j'espère qu'ils sont du même pied pour ce volume ci.

N’avez-vous jamais pensé à monter un label ?

T. : Ma motivation débordante pour absolument rien doit y être pour quelque chose. Également, les aspects relationnels en tout point avec la société (je ne parle pas même des semblables pour une fois) épuisent d'avance. Mais si, cela serait presque quelque chose de pas trop mal, les pensées ont déjà dévié sur le sujet, mais.

Certaines personnes ne se rendent pas compte du nombre d’heures passées pour accoucher d’un projet tel que le votre. Pouvez-vous nous détailler le processus de création ?

Y. : Oui, nous pouvons. Nous regrettons d'ailleurs de ne pas être confrontés à plus de concurrence.
Je ne conseille pas de se lancer dans ce genre de projet seul. Deux me semblent intéressant, et notamment pour cette première raison que le choix des groupes participants est loin d'être évident plus il y a d'avis, et que même en souhaitant produire un double cd, des choix terrifiants sont à prévoir. Une fois que la liste est terminée, il faut contacter les groupes. C'est le moment de faire fonctionner son esprit. Le choix des premières demandes (un groupe à notoriété pour convaincre tous les autres en début ? Commencer par confirmer 5/6 « petits » groupes pour convaincre un groupe à notoriété ? Etc.), la formulation et la présentation du projet, les connections qu'il est possible d'établir pour se présenter au groupe en question (de la part d'un ami ? D'un des musiciens ? Du label ? Etc.), etc., sont des aspects où il ne faut pas se planter. Le fond final de ton volume en dépend. S'il a été possible de les convaincre de donner un morceau inédit, à moins qu'il ne soit déjà enregistré et traîne sur un disque dur, il faudra bien prévoir 6 mois avant de fixer une deadline pour récupérer l'ensemble des morceaux. Je conseille également de laisser 3 mois en plus de cette deadline : personne ne la respecte. Pendant ce temps, il faut éventuellement faire une première grosse annonce, avec par exemple une dizaine de groupes déjà confirmée. Cela permet de faire tourner un peu le nom du projet, d'établir des contacts avec les médias, de susciter un début d'intérêt, etc. Il faut également commencer à s'occuper du graphisme, mais également de la fabrication. S'il est à présent aisément possible de faire presser des albums, ça n'en reste pas moins, à la première approche, plein d'interrogations et mystérieux. Il y a par exemple tout une novlangue à connaître. S'en suit, une fois tous les morceaux récupérés, un mastering général des cds afin d'égaliser les pistes. Une fois les masters reçus, il faut s'occuper de la déclaration sdrm, et ensuite envoyer les masters au pressage et patienter. Par exemple en mettant en place les pré-ventes, et toute l'organisation que requiert cette activité pour le producteur. Une fois reçus les cartons de cds plein à craquer, il faut se dépêcher d'envoyer les copies aux groupes participants (parce que cela fait un an qu'ils attendent), à ceux qui ont fait une pré-vente (parce que cela fait x semaines qu'ils attendent) et aux médias (parce que cela fera x semaines supplémentaires avant d'avoir les premiers retours). Une fois la tempête passée, il est possible d'actualiser régulièrement la page web du compte en banque, afin de (sa)voir combien de centaines d'euros il y a à perdre... ou à gagner. Il est ensuite possible, pour terminer, de lire des chroniques, d'acheter les magazines qui parlent de ce projet, et de répondre à des interviews où il est retracé grossièrement un an d'activité, à raison de plusieurs heures par jour parfois, en seulement quelques lignes.
Si tu t'y prends bien, tu peux ajouter un passage soirée en backstage avec tes groupes préférés ou te faire inviter par l'un d'eux sur scène pour faire un jam ou encore un sur les groupies, mais là il faut déjà faire preuve de talent, je ne te le cache pas.

T. : Yann a une envie de voir des cadavres, car la concurrence se retrouverait la tête sur les rails, à attendre le train déboulant (avec toujours un peu en retard).
C'est tellement improbable qu'on ne peut s'en rendre compte, c'est un peu comme un échiquier, si clair et si flou ; la liberté d'absolument toutes choses dessus en fait un labyrinthe et multiples complexités... Comme essayer de retrouver son chemin sur la toile, d’araignée, parfois on préfère foutre un splendide coup dedans, mais on suit le fil de nulle part jusqu'à nulle part.

Qu’est ce que le DIY pour vous ?

T. : La mode des chemins sombres, comme un image qu'on se donne ou non. C'est rien, c'est inconséquent, c'est si loin, et j'ai déjà trop écrit dessus.

Y. : Un acronyme ?

Comment voyez-vous la scène hardcore noise, au sens très très large du terme, française et européenne ?

Y. : Je ne supporte pas l'évolution actuelle. Une réponse construite et complète demanderait beaucoup de temps et d'énergie, mais sache que je suis convaincu que juste en se calmant cinq minutes, en prenant le temps de réfléchir posément à l'évolution de ces cinq dernières années, l'ensemble des propriétés et caractéristiques de l'Internet font bien plus de mal, me semble-t-il, à la Musique qu'il ne lui apporte.

T. : Je dirais qu'on ne peut s'attendre à des merveilles ici-bas. Parfois des miracles, mais l'esprit des groupes n'a plus de sens profond, si déjà il en avait un...
On ne peut pas faire d'omelette avec un œuf dur, voyez-vous.

Faites-vous partie d’un groupe ?

T. : Kalkh-in(joy) Erode n'est pas un groupe, ni rien d'autre d'ailleurs, mais l’ouïe peut le percevoir. C'est voguer dans ses propres veines, expier son esprit, disséquer son sang. C'est un peu s'exiler d'ici et d'ailleurs, mais je n'ai aucune productivité, il faut l'environnement adéquate pour émettre hors de soi et ramper à travers les sonorités.

Y. : Non, je ne crois pas.

Que pensez-vous des compilations gratuites de Broken Balls ?

Y. : Je suppose que ça part originellement d'un bon sentiment (j'espère que ce n'est pas un moyen indirect et détourné pour faire de la promotion pour ton fanzine, à l'image d'un French Metal par exemple), même si je t'avoue ne pas cerner précisément l'intérêt de ce projet. Connais-tu des personnes, dans ton entourage, qui ne savent pas quoi écouter en musique ? Qui ne savent pas s'informer sur ce qui se fait actuellement de nouveau ? Des personnes qui n'ont pas déjà des disques durs remplis de musique à écouter ? Dans mon entourage, ce n'est pas le cas.
Ce que je constate, c'est que nous sommes déjà submergés par des dizaines de groupes à écouter, et qu'il est possible de saturer à tout instant (parfois, même les conseils de certains amis ne sont pas suivis, pour cette raison manifeste qu'il y a déjà beaucoup, mais alors beaucoup trop d'albums à découvrir, et le temps manque, et que c'est triste comme situation). Je n'ai pas l'impression qu'on puisse être, à présent (en comparaison d'il y a encore quelques années, l'époque où il était plus long de lire une chronique d'un passionné que de se procurer, notamment par téléchargement, le dit album), intéressé de découvrir des groupes de cette manière. Tous les groupes confirmés sont des groupes connus que par un cercle restreint de personnes (quelques centaines en France, peut-être quelques milliers à peine) : je pense qu'avec les réseaux-sociaux ou les différents webzines, ceux qui peuvent être éventuellement intéressés par ces groupes, du fait de leur investissement personnel pour écouter cette musique, n'ont pas vraiment besoin de ce moyen pour en entendre parler. Mais ça n'engage que moi, et le simple fait de vouloir se sortir les doigts du cul est en soit plus que louable.
 
Une omission ?

T. : La conscience. Elle est où ? Je n'vois rien par la fenêtre, que ces gouttes de pluies acides...

Y. : Quand les temps seront mûrs, le non-vu deviendra visible, l'impensable pensé, l'impossible réel ; et du même coup s'écrouleront des obstacles qui semblent insurmontables.

Etienne